Photo Reportage Novembre 2002 Photo Sélection Montréal

THIERRY NOIR EN LUMIERE

LE PEINTRE QUI A COLORÉ LE MUR DE BERLIN

PAR EMMANUELE GARNIER

Il avait quatre ans. Il était au zoo avec ses parents et regardait le crocodile. Long reptile immobile, impassible, qui semblait endormi comme à l'accoutumée. Mais soudain, la bête se retourne, ouvre la gueule et tente de happer le gardien. Des cris de frayeur et d'horreur fusent.

Ce crocodile faussement assoupi symbolise le Mur de Berlin pour Thierry Noir, peintre de la célèbre muraille. «Les gens disaient: il ne se passe jamais rien au Mur», se rappelle-t-il. Des journées entières s'écoulaient, des semaines, des mois passaient sans qu'aucun incident ne survienne. Puis tout à coup la radio annonçait un mort ou deux. Des Allemands de l'Est tués en tentant de s'enfuir. «Le mur était dangereux même si on l'oubliait».

Le Mur. Quelque 130 km de béton qui amputait Berlin-Ouest de sa partie Est. Une structure de plus de trois mètres de hauteur. Des miradors occupés jours et nuits. Des projecteurs qui fouillent l'obscurité. Des militaires qui vont et viennent. Plus d'une centaine de morts. «C'était dur le Mur. Surtout l'hiver. C'était le bout du monde. On ne pouvait pas aller plus loin. On voyait toujours des soldats qui patrouillaient. Des personnes un peu bizarres y rôdaient. Les gens normaux, eux, ne venaient jamais au Mur. Ils ne voulaient pas le voir», explique Thierry Noir.

DE LA PEINTURE CONTRE L'ANGOISSE DU MUR

En 1982, Thierry Noir, alors dans la vingtaine, quitte Lyon pour Berlin-Ouest. Le jeune Français est attiré par cette capitale de l'underground et de l'avant-garde allemande qui a fait vibrer David Bowie, Iggy Pop et Nina Hagen. La vie y est cependant difficile. «Tout le monde avait une activité artistique pour ne pas sombrer dans la tristesse». Lui-même commence à faire de la musique et à brosser quelques toiles.

Un matin d'avril 1984, vers cinq heures, le déclic s'est produit. Thierry Noir est pris d'une impulsion. C'est encore la nuit et la pleine lune brille. Une bombe de peinture noire à la main, le jeune homme sort et se met à dessiner un chien sur le Mur situé à quelques mètres de son appartement. Une sorte de réaction physique contre cette muraille et l'angoisse qu'elle distille. Les gens qui se rendent au travail en la longeant le regardent bizarrement. «Ça a été comme une délivrance de peindre le mur après l'avoir côtoyé près de deux ans. Mon but n'était pas de faire une œuvre d'art. Il n'y avait aucune démarche artistique. Je ressentais seulement un besoin physique de réagir contre le Mur».

Le lendemain, Thierry Noir revient avec un ami, Christophe Bouchet. Ils se sont équipés: rouleaux, peinture, échelle. Ils y retourneront par la suite tous les jours. Des camarades, des gens du quartier, des passants se joignent à eux. Ils doivent dessiner rapidement pour échapper aux soldats de l'Allemagne de l'Est qui surveillent le Mur. «C'était interdit d'y peindre. On aurait pu se faire arrêter. Il fallait travailler le plus rapidement possible. Deux idées, trois couleurs et on mélange le tout. Mon style est venu de cette technique. Je faisais une bouche, un œil, un nez et des contours noirs par-dessus».

Au début, Thierry Noir peint la nuit, ou aux petites heures du matin. Il y a des règles à suivre: ne pas peindre seul, sans témoin, ne pas travailler près des portes dissimulées dans le mur d'où peuvent surgir les soldats, ne pas dessiner près des points de passage entre l'Est et l'Ouest parce que les militaires arrivent alors immédiatement. Les badauds qui voient Thierry Noir et ses amis décorer ce mur honni se montrent agressifs. Ils les pensent payés pour embellir ce qui symbolise à leurs yeux l'horreur. On les insulte. «Je ne cherchais pas à rendre ce mur beau, c'est impossible avec toutes les morts qu'il causait.

C'était très difficile de faire comprendre cela aux gens. On devait peindre et expliquer en même temps ce qu'on faisait».

UN ANGE DEVENU MORTEL

Rapidement, les peintures de Thierry Noir ont commencé à apparaître sur des T-shirts, des cartes postales, des posters. Des fabricants s'étaient emparés de cet art spontané qu'ils croyaient n'appartenir à personne. Pour ne pas en être dépossédé, Thierry Noir s'est alors mis à imprimer ses propres T-shirts et autres objets portant ses œuvres.

Le jeune Français devient graduellement un peintre professionnel, même si, de son propre aveu il a de la difficulté à peindre un arbre. Il dessine régulièrement sur le mur. Ses fresques s'étendent sur des kilomètres. «Pour moi, l'important c'est que ma peinture fasse plaisir aux gens. Beaucoup de monde aimait ce que je faisais, alors j'ai continué».

Ses couleurs vives, son style naïf, ses profils de personnages à l'œil rond, un brin hagards ou ahuris, font sourire l'âme. Ils ouvrent la porte d'un univers réconfortant de simplicité, libéré de toute règle complexe. Visage bleu sur fond vert, figure rosé sur du violet, profil rouge sur du jaune. Oursons, animaux. Un univers coloré qui permet de fuir dans l'imaginaire.

C'est un ange devenu mortel qui a apporté à Thierry Noir la reconnaissance sur le plan artistique. La créature a longé ses fresques, est passée devant l'artiste qui peignait juché sur une échelle et lui a lancé en Allemand «schön», «c'est beau». Cette scène fantastique s'est réellement produite. C'est une séquence du film Les Ailes du désir.

Le réalisateur, Wim Wenders, avait proposé à Thierry Noir de refaire une section du mur pour son long-métrage et a inclus le peintre dans son oeuvre. «Après ce film, les Berlinois ont regardé la peinture du Mur d'une autre façon. Ils l'ont accepté comme étant de l'art. Cela m'a permis de faire une percée dans la scène culturelle».

L'EFFONDREMENT DU MUR

Neuf novembre 1989. La nuit est froide. Thierry Noir est au Checkpoint Charlie, un lieu de passage entre l'Ouest et Est de Berlin. L'inimaginable est en train de se produire. Les portes du Mur de Berlin vont s'ouvrir.

«J'ai tout de suite compris que c'était un moment historique. C'était la folie générale, le chaos. Il y avait un ours, des personnes qui buvaient du Champagne à la bouteille, d'autres qui pleuraient ou qui chantaient. Les soldats, eux, semblaient avoir peur. Quand les premières voitures sont sorties de la partie Est, tout le monde leur a souhaité la bienvenue en tapant sur le capot».

Puis a commencé la lente destruction du Mur. Pendant des semaines, des mois Berlin a résonné du martèlement des pics contre la structure de béton et de fer. Tous les mètres, des citoyens s'acharnaient contre le mur. «C'était vraiment la foire. Les gens venaient presque pique-niquer et taper sur le mur». Et c'est sans tristesse que Thierry Noir a vu son œuvre se désagréger.

Les personnages colorés du peintre ont cependant jailli à nouveau. Les Berlinois ont conservé, entre autres, une section de 1,3 km du Mur pour les générations futures. Et de nombreux artistes, dont évidemment Thierry Noir, ont été invités à y peindre. Une sorte de galerie en plein air. La «East Side Gallery». Thierry Noir, qui a maintenant sa propre galerie et des contrats dans différents pays, y a brossé ses profils de couleurs sur fond vif. Une longue enfilade de visages candides et rafraîchissants, éclairée la nuit par des lampadaires et bordée par une autoroute où les phares des voitures peuvent laisser de longues traînées de lumière sur la pellicule photographique.

 

Ce reportage a été possible grâce à Air France qui a fourni gracieusement les billets d'avion dans le cadre de son concours Grands Reportages avec Air France.